Retour à la maison

[Keisuke Shigao]

Après avoir finalement pris congés de Siguen, Keisuke avait pris la direction de la frontière. Pas tout seul, bien sûr. Le général vampire avait refusé de le laisser repartir sans au moins l’un de ses hommes pour s’assurer qu’il ne lui arriverait rien sur le trajet. Comme tomber dans les pommes dans un coin paumé. Ou se faire attaquer, à la rigueur, mais bon, la première option était plus probable. Certes, il était en meilleur état qu’il ne l’avait été quand Siguen l’avait, heureusement, trouvé. Il avait pu faire une toilette nécessaire, s’état occupé des quelques égratignures qui constellaient sa peau, avant de prendre un bon repas et une sieste méritée. Il avait néanmoins veillé à ne pas dormir profondément. Pas qu’il ne faisait pas confiance à Siguen et craignait un coup de couteau ou autre pendant son sommeil. Quoi que, peut être un peu. Il était un dragon, après tout, et les dragons… n’étaient pas populaires partout, il le savait. Mais ce n’était pas la principale raison. Le général Siguen avait une bonne réputation et Keisuke était convaincu qu’il ne permettrait pas qu’on cherche à l’assassiner sous sa garde. Non, la réelle raison, c’était que s’il s’endormait profondément, il risquait de ne pas se réveiller avant longtemps ! Et il avait déjà perdu assez de temps.

Six mois… Six mois de sa vie avaient complètement disparus de sa mémoire… Comment une telle chose était-elle possible ? Que lui était-il arrivé ? Où était-il ? Comment avait-il atterri dans les marais ? Autant de questions restées sans réponse, qui le frustraient au plus haut point… et lui collaient une migraine infernale. Comme s’il avait besoin de cela… Les questions, donc, devraient attendre un peu. Quand réfléchir ne lui donnerait pas la migraine et des vertiges. En attendant, l’un des soldats de Siguen l’escortait jusqu’à chez lui, ou au moins jusqu’à la frontière avec Shirokyu. Après, de là à la franchir… Quant bien même, Keisuke n’aurait pas l’occasion de voir si le soldat pénètrerait sur le territoire des dragons. Car il n’avait pas l’intention d’y aller. Pas tout de suite, du moins. Comme s’il allait retourner au palais, affaibli comme il l’était ! On le dévorerait tout cru ! Non, avant, il allait devoir s’arrêter dans un lieu sûr et régénérer ses forces.

Le seul problème, c’était de convaincre son escorte de changer de trajet, puis de le laisser. Pas gagner vraiment. Surtout que Siguen lui avait donné la mission de le ramener jusqu’à bon port. Ils n’avaient simplement pas la même idée du « bon port » en question. Sur le chemin donc, le dragon réfléchissait à un moyen de fausser compagnie à son escorte, sans lui causer de tort non plus. Il ne faisait après tout que son travail. Mais l’enchanteur ne pouvait pas lui dire où il allait, ni ne pouvait le laisser l’accompagner. Cette maison était son refuge et personne d’autre ne connaissait son existence. C’était le meilleur moyen de préserver son secret et sa sécurité. Comment donc fausser compagnie sans risques ? En temps normal, il ne se creuserait pas autant la cervelle. Sa magie le tirerait d’affaire. Oui enfin, en temps normal, il n’aurait pas besoin d’escorte tout court. Mais là, avec ses pouvoirs fluctuants… Encore qu’il devrait avoir retrouvé suffisamment de magie pour essayer quelque chose… Il allait encore s’économiser un peu, le temps d’arriver dans la zone dans laquelle il lui faudrait fausser compagnie à son escorte. Et ensuite, il tenterait le coup.

Quand finalement la forêt qu’il guettait fut en vue, il fit appel à la magie et lança discrètement son sort. Quelque chose de pas trop compliqué, il ne pouvait de toute manière pas se le permettre. Il perturba l’espace de quelques instants les sens du garde, le temps pour lui de créer un double fait d’illusion mais suffisamment convaincant pour berner les sens de toutes les créatures qui pourraient le regarder. Maintenir ce sort sur la distance allait sérieusement entamer la petite quantité qu’il avait réussi à retrouver, mais il n’avait pas trop le choix. Le sort tiendrait jusqu’à ce qu’ils aient passé la frontière. Ensuite, son clone trouverait bien le moyen de prendre congés, avant de disparaître une fois le garde reparti. Il n’aimait pas vraiment tromper les gens comme ça, mais il n’avait pas trop le choix. Il devait absolument s’esquiver. Il resta immobile derrière l’arbre au tronc assez épais pour le dissimuler, et attendit que son double et le garde se soient suffisamment éloignés. Il tourna ensuite les talons et s’enfonça d’avantage dans la forêt. Cela lui prit 15 bonnes minutes avant de finalement pénétrer dans le périmètre de son chez lui. Il ne mettait pas autant de temps d’habitude, mais vu son état de fatigue, ce n’était déjà pas si mal. Il sentit un picotement lui parcourir la peau quand il traversa la barrière magique qui entourait la maison et qui marchait en permanence, quel que soit son état. C’était une sorte de sort répulsif, dissuadant les intrus de s’aventurer au-delà, lorsqu’il n’était pas là, en leur donnant soudain l’idée qu’ils avaient envie de faire autre chose. Et quand il était là, cela le prévenait en sus. Il pourrait donc se reposer en paix. Seules les personnes autorisées pouvaient franchir la barrière sans tourner les talons, ne ressentant qu’un léger sentiment de désorientation. Mais depuis qu’il avait pris possession de cette demeure, construire grâce à sa magie, il n’avait invité personne, donc cela n’était pas d’actualité. Enfin, de ce qu’il se souvenait, en tout cas.

Finalement, la maison lui apparut. Une maison faite de bois et de pierre, ni trop grande ni trop petite, juste la bonne taille pour qu’on s’y sente bien, très loin des excès du palais. Elle se fondait en grande partie dans le paysage, les hauts arbres caressant sa toiture de leurs branches les plus basses, et un petit jardin s’entendait de l’autre côté de la bâtisse, protégé également par la magie. Un léger sourire étira les lèvres du Dragon. Son petit chez lui, simple, comme la maison qu’il avait partagé avec Shin, jadis. Poussant un léger soupir, Keisuke gagna la porte d’entrée et la poussa. Elle n’était pas verrouillée. Nul besoin. Si l’on pouvait franchir la barrière de l’enceinte, on pouvait passer la porte. Tant qu’on n’était pas une créature magique puissante et non invitée. Refermant derrière lui, le dragon prit quelques instants pour observer l’intérieur, simple mais convivial, avant de gagner d’une démarche fatiguée la chambre à coucher. Cela faisait un moment que Keisuke n’était plus venu- presque 7 mois !- et malgré la magie qui entourait l’endroit, la poussière avait eut le temps de prendre place. Keisuke poussa un soupir. Il n’avait pas l’énergie de faire du ménage dans l’immédiat. Ni de faire un peu de magie pour régler la question. Tant pis, cela attendrait. Il se contenta de tirer le couvre lit qui avait protégé les oreillers et les draps, et se laissa tombé, tout habiller, sur le matelas. Ses yeux paillonnèrent quelques fois avant de se fermer pour de bon, et quelques minutes plus tard, il dormait profondément.